Portrait réaliste d’une bande de six hommes en costumes de ville, cette image veut faire évènement. Il s’agit de capturer un moment précis de la vie collective, de ces hommes qui semblent faire partie de la même bande et désirent s’immortaliser en photo. Cette image témoigne également de la mise en scène de soi qui apparait dès les années 1880 grâce à la mise au point d’appareils photographiques plus rapides et plus performants. La photo se démocratise et devient accessible à un plus grand nombre. On observe alors en même temps l’essor de la mode des cartes de visite qui s’accompagne d’une vogue de portraits jusque dans les milieux plus populaires. Pour ces portraits, individuels ou collectifs, on se met souvent sur son trente et un.
Il semble d’ailleurs que ces messieurs aient revêtu leurs plus beaux costumes. De plus, il y a une corrélation entre le type de photographie, le tyntotype, peu couteux et particulièrement utilisé par les photographes ambulants dans les marchés et les foires et les sujets photographiés, issus de milieux plus populaires comme on peut en découvrir parmi d’autres photos de l’exposition. On observe un drap tiré à l’arrière-plan qui fait à la fois office de fond neutre pour la photo et de tente, studio temporaire du photographe.
Aucune information précise n’est connue pour cette photo, nous avançons donc à tâtons dans l’analyse. À en juger par la technique photographique utilisée et l’habillement de ces solides gaillards, on peut situer la prise de vue aux alentours de 1880. Cette image nous pousse vers une lecture audacieuse et romancée qui parle autant à notre inconscient collectif qu’à notre culture populaire. Plutôt que le portrait d’une bande d’amis, il pourrait s’agir des membres d’une association de truands.
Aucun élément présent dans l’image ne permet toutefois d’affirmer qu’il s’agisse bien d’un gang, d’autant que l’identité des hommes est inconnue. Mais des indices nous incitent à penser qu’il s’agit d’individus hors-la-loi. On notera les vêtements des sujets photographiés, caractéristiques de la norme d’habillement des hommes « parvenus ».
Le costume et le chapeau melon entretiennent une histoire singulière avec les bandits à la fin du XIXe.
Originellement destiné aux manoeuvriers, à partir de 1880 jusqu’en 1920, le melon, accompagné d’une moustache soignée et d’un costume trois pièces, devient le symbole absolu de la respectabilité, et de la modernité en particulier en Angleterre. C’était également un symbole de mobilité sociale, recherché par ceux qui souhaitaient améliorer leur situation au sein d’une nouvelle classe moyenne. Les hommes sortent avec le chapeau melon. Aux États-Unis, il est aussi connu sous le nom de chapeau Derby et fut porté par de nombreuses figures de hors-la-loi mythiques comme Butch Cassidy et Billy the Kid (Histoire du chapeau melon, wikipédia).
Le costume est un symbole de réussite sociale qui place les gangsters au même niveau que les «businessmen». Un costume bien taillé montre que les criminels jouent dans la cour des grands. Le degré de raffinement du costume permet d’afficher le niveau de richesse du propriétaire. Ils envoient un message fort : «même si nous sommes des hommes dangereux, nous ne sommes pas des petits criminels de rue, la preuve, nous portons un costume et nous ne comptons pas l’abimer».
Cette démonstration de pouvoir illustre l’une des fonctions les plus importantes du costume de gangster : l’intimidation. Plusieurs hypothèses concernant nos bandits apparaissent. Ont-ils revêtu leurs plus beaux habits, signe de leur désir de prétendre à une classe sociale plus élevée que la leur ? Ou bien ont-ils décidé de se faire photographier sur un coup de tête ? Hypothèse plausible s’ils étaient de passage devant le stand du photographe ambulant, ce qui expliquerait leur apparence quelque peu négligée. Malgré l’effet débraillé, leur allure en impose.
Le souci d’intimider est aussi perceptible dans le regard des bandits, dans leur attitude générale et dans la place que chacun occupe au sein de la photo. Il s’agit là d’une distribution qui n’est probablement pas laissée au hasard. Les hommes les plus âgés sont également ceux portant les costumes les plus luxueux. Au premier plan, les deux hommes se tenant à chaque extrémité de la rangée portent des manteaux de laine tandis que celui au centre porte une fourrure. Celui-ci adopte d’ailleurs une posture dominante, les jambes légèrement écartées, le buste incliné vers l’arrière ; la main droite, négligemment posée sur la cuisse, tient un cigare. Confiant, il fixe l’objectif. Les deux hommes se situant respectivement à sa droite et à sa gauche ne semblent pas aussi détendus, ils sont plus à l’étroit, mais cela est probablement dû aux besoins de la prise de vue.
A l’opposé, les hommes de la deuxième rangée sont plus jeunes, celui du milieu ne porte pas un costume aussi luxueux. Même s’il reste tout à fait présentable, il ne porte pas non plus de manteau, peut-être n’en a-t-il pas les moyens ? On remarque un contraste dans l’attitude de ces hommes, plus jeunes. Ceux-ci ne semblent pas prendre la photo très au sérieux, ils affichent des «têtes de méchants», l’air presque caricatural et le cigare au bord des lèvres. A l’extrême droite, l’homme dont la main gauche apparaît à deux endroits, signale qu’il n’a pas tenu la pose. En décortiquant son mouvement, on voit qu’il avait d’abord placé sa main sur l’épaule d’un des bandits du premier rang, ou inversement.
Tous portent les cheveux très courts. Pour les gangsters, porter les cheveux courts et s’habiller de manière similaire permettait de créer un uniforme, les rendant difficilement discernables les uns des autres en cas de crime. Les plus jeunes membres des gangs étaient souvent très pauvres et se raser le crâne leur permettait de combattre la vermine.
Une chose est sûre, ces hommes font appel à la représentation du gangster en tant que type social dans l’ancienne Amérique ; le « wild west » de la fin du siècle.
Il s’agit bien de la représentation du gangster en tant que type social car il est issu d’une longue tradition en Occident. Pourquoi les hors-la-loi sont-ils si célèbres dans la culture populaire ? Si on les aime tant, c’est qu’ils font appel à un cadre de référence collectif vieux de plus de mille ans, celui de Robin des bois, le justicier qui vole aux riches pour donner aux pauvres. Du moins en théorie, parce que la réalité est souvent collée au mythe et des personnes réelles sont vite transformées en personnages fictifs. Des figures littéraires comme Robin des bois (aucune preuve de son existence n’est connue à ce jour) sont comparées à des hors-la-loi comme Billy the kid, Jesse James ou encore Bonny et Clyde. Pourtant, bien que les atrocités commises par ces «cow boys, flingueurs, meurtriers» et autres criminels soient connus du public, celui-ci ne peut s’empêcher d’éprouver une certaine sympathie pour ces figures, car ils osent s’opposer à un système corrompu, biaisé et injuste. En effet, dans l’imaginaire collectif, ces criminels ne s’en prenaient jamais aux ‘bonnes gens’ mais aux banques et aux institutions. La réalité est plus nuancée, mais qu’importe ! Ce qui compte, c’est le frisson qu’éprouve le lecteur en lisant les dernières aventures de Bonny et Clyde.
Revenons à nos bandits, il est peu probable qu’ils aient été aussi notoires que les gangsters cités plus haut. Mais jusqu’au tournant du siècle, une grande partie de ces bandits se constituait de petits criminels, de détrousseurs de voyageurs, de braqueurs de trains et de contrebandiers. Avec la fin du siècle et en grande partie grâce à l’essor de la photographie, la diffusion du portrait des hors-la-loi facilite leur capture, ce qui explique notamment que plusieurs gang très populaires dont le « wild bunch » ait été démantelé. Le portait de ce gang, qui n’est pas sans rappeler celui de nos bandits, circulait de ville en ville et finit par provoquer leur chute. Être un gangster devenait moins rentable, c’est la fin du « wild west » dont Hollywood s’emparera pour nous vendre le rêve du «justicier/ hors-la-loi».
Le chapeau melon dans les autres images de la collection