Cette jeune femme désarme le spectateur par son regard franc et plein de malice. Une des images pivot de la collection, elle est d’un très grand caractère novateur… Comment mieux exprimer l’intimité qui émane d’un instantané pris par une personne proche ? Une jeune femme photographiée en tenue déshabillée au début du XXe siècle, ce n’est pas courant. Doit-on rappeler qu’à l’époque, le corps de la femme et son exposition est sujet à controverse ? Bien qu’on assiste tôt à l’objectivation du corps de la femme en photographie, notamment à des fins publicitaires, artistiques ou érotisantes, les photos du corps féminin destinées à être vues par le grand public sont codifiés.
Un code public, un code privé
Le corps de la femme est régi par des codes propres à l’espace privé et à l’espace public. Les vêtements constituent tout au long du XIXe et au début du XXe siècle un des moyens les plus évidents pour marquer cette séparation. Or, le fait de se montrer « en cheveux » et d’exposer certaines parties de son corps fait partie des rituels réservés à la sphère strictement privée, au moins jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle. Il n’empêche que la nudité présente dans cette image peut se justifier à la fois comme appartenant à la sphère publique et à la sphère privée. En effet, la nudité partielle de la jeune femme peut être légitimée par le sport qu’elle incarne, la natation. Dans ce cas, ce n’est plus une jeune femme dénudée que l’on voit mais une sportive en tenue adéquate, avec maillot, collants de bain, bonnet et basket. Assise sur son rocher, elle n’a pourtant pas l’air pressée d’entrer dans l’eau. Cette première lecture place l’image dans la sphère publique du domaine sportif.
Selon une deuxième lecture, la nudité est capturée par un objectif voyeur, un moment volé qui n’était pas destiné à être immortalisé ni montré à d’autres. Ainsi, il peut être classé parmi les moments intimes, relevant de la sphère privée. En tout cas, c’est l’hypothèse que nous privilégions. C’est qu’ici, la frontière entre public et privé devient floue, car l’utilisation d’un medium artistique, l’appareil photo, entraîne la représentation singulière d’une jeune femme, apportant avec elle son lot de questions. S’agit-il d’une mise en scène, d’un accident, d’un témoignage ? L’image peut-elle être rattachée à un courant esthétique ou artistique ? Toutes ces questions ne s’excluent pas et sont au cœur des enjeux de la photographie amateur.
Un regard en confiance
Faire de la photographie un art, c’est, pour beaucoup de professionnels ou amateurs, favoriser les possibilités nouvelles de la photographie, ne rien imiter de ce qui existe déjà dans les arts visuels, mais voir le monde avec plus d’innocence et moins d’interprétation abusive (Michel Frezot, 1989).
Témoignage à la fois d’un instant de la vie d’une inconnue et d’une époque, l’image porte en elle une grande poésie grâce au talent du photographe. On ne peut qu’admirer la fraicheur rendue par la maîtrise de la lumière, la construction de l’image et le cadrage. La jeune femme, assise sur son petit rocher, est photographiée dans une pose spontanée. Le regard surpris mais détendu, elle est en confiance.
Quoi qu’il en soit de la nature esthétique de l’image, elle témoigne indéniablement d’une période mouvementée dans l’histoire de la représentation du corps féminin. Les premiers costumes de bain apparaissent à l’époque victorienne, période où sont redécouverts les bienfaits des bains de mer. A cet effet, un costume trois pièces couvrant tout le corps assure la pudeur des baigneuses. Ce n’est qu’avec le scandale causé par Annette Kellerman que la première pierre vers la libération du corps de la femme est posée. Cette nageuse professionnelle créa son propre maillot de bain, ajusté au corps, dans un tissu moulant qui découvre les jambes et les bras. Son maillot sera cependant jugé indécent et elle devra y ajouter un collant dans le style de celui que porte la jeune femme sur la photo. Ce type de maillot aura un succès retentissant. Dès les années 1910, le maillot de bain, inspiré du modèle d’Annette Kellerman, se porte beaucoup plus court – avec ou sans collant – laissant apparaître les jambes, les bras et parfois même le décolleté ! Ce nouveau dévoilement du corps féminin a engendré un contrôle strict de la police des mœurs chargée de mesurer la longueur des maillots de bain sur les plages, 5 cm au-dessus du genou mais pas plus !
Inclassable, cette image est moderne à la fois par son sujet – le corps de la femme – et par sa technique, la pellicule souple utilisée jusqu’aux années 2000. En même temps, elle fait allusion à la petite sirène du conte d’Andersen, présent dans notre imaginaire romantique.
En somme, une image d’une rare beauté et d’une modernité saisissante quand on sait qu’elle a plus d’un siècle.